Kragiares

On nomme kragiares les grandes bêtes du désert vitrifié du Caïl. Ce sont des créatures massives au corps charpenté et à la démarche lente. Elles se dressent en moyenne à trois coudées et peuvent s’étendre jusqu’à sept pas de long, sans compter leur lourde queue. Leur peau est couverte d’écailles opaques et mates. Vues de loin, elles semblent n’être que des pierres levées ou des pointes de sable noircies tant elles se confondent avec le paysage figé du désert. Car le Caïl est un pays où la lumière se brise sur les plaines vitrifiées, et dans ce décor de reflets sombres, même la taille imposante des kragiares n’aide guère à les distinguer.

Elles marchent sur six pattes, mais les deux premières, armées de pointes d’os dur comme le roc, servent moins à la marche qu’au labeur : elles frappent et entament le sol de verre, le retournent, le brisent, jusqu’à en faire surgir ce qui peut les nourrir. Leur queue, terminée par une masse ossifiée leur sert tantôt outil, tantôt arme. Leur tête porte deux paires d’yeux, dont les reflets sont souvent ardents comme des braises. Mais c’est leur gueule qui alimente les frayeurs des enfants Siroka : un cercle béant, cerclé de dents épaisses en plusieurs anneaux, d’où jaillit une langue longue et sinueuse, prête à saisir ce que recèle le sol.

Ces bêtes étranges se sustentent moins de chair que de pierre. Leurs mâchoires broient les fragments de verre du désert afin d’en extraire les sels et minéraux nécessaires à leur vie. Puis leur langue, plongeant dans les fissures du sol retourné, en ramène les moindres trésors : insectes, mousses rases, eaux fines, bactéries et nutriments enfouis. Les anciens disent qu’elles pratiquent instinctivement une Arca de Terre, par laquelle elles tirent vers la surface ce qui est caché, afin que rien de comestible ne leur échappe dans ces terres si infertiles.

Attention cependant car elles ne sont pas sans danger. La kragiare défend avec ardeur ses petits et ses œufs, et attaque sans hésitation quiconque s’approche du nid. De fait, dans les traditions des Siroka, il est dit qu’une épreuve de jeunesse est de dérober un œuf ou d’abattre une jeune bête. L’entreprise est périlleuse, car les kragiares vivent en familles soudées : un mâle et une femelle qui se choisissent demeurent compagnons jusqu’à la mort, et la femelle ne pond guère plus d’une dizaine de fois au cours de son existence, jamais plus de quatre œufs par couvée.

Aussi veillent-ils jalousement sur leur descendance. Chaque cellule familiale possède une voix propre, une Arca de Vibration dont l’écho court à travers les plaines. Ainsi peuvent-ils s’avertir de loin : l’alarme d’un petit attire la venue des parents, et l’adulte assailli appelle son compagnon, qui retourne aussitôt vers le nid. Ceux qui ont entendu leurs appels disent que le désert entier semble alors trembler, comme s’il répondait lui-même à l’angoisse des kragiares.

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